Un Leporello, plusieurs carnets et aquarelles exposés à Dubaï en 2007 sont à l’origine de la collaboration de longue durée et de l’amitié entre Hans-Ulrich Obrist et la regrettée Etel Adnan, l’une des plus grandes poètes et artistes de notre temps. Obrist a été magnétiquement attiré par l’énergie cosmique de son travail et a collectionné de manière obsessionnelle toutes les publications qu’il a pu trouver. La première qu’il a lue était Sitt Marie Rose (The Post-Apollo Press, 1977), son opus magnum sur la guerre civile libanaise, qui a consacré Adnan comme une autrice politique majeure et l’une des voix prééminentes des mouvements féministes et pacifistes.
La découverte de son œuvre a alors suscité en lui un sentiment similaire à celui éprouvé face au travail de Paul Klee, lorsqu’il était adolescent. Comme Klee, Adnan était un esprit universel. Sa pratique pourrait être liée à la théorie des supercordes ; un Gesamtkunstwerk aux multiples dimensions élargissant la simple notion de discipline, réunissant cahiers, cartographies, dessins, enseignement, films, journalisme politique, peintures, pièces de théâtre, poèmes, romans, sculptures et tapisseries.
Née à Beyrouth en 1925, Adnan a étudié à la Sorbonne et à Harvard, et c’est à la fin des années 1950, alors qu’elle enseignait la philosophie à l’Université, qu’elle commença à peindre en Californie. C’est là qu’elle tomba amoureuse de la femme de sa vie, Simone Fattal ainsi que d’une montagne, le mont Tamalpais, au pied de laquelle elles vivaient. De cette passion découlent de nombreuses œuvres et le livre Journey to Mount Tamalpaïs (The Post-Apollo Press, 1986). Souvent conçues à partir d’un carré rouge, ses toiles sont des compositions abstraites avec des aplats de couleur appliqués directement à partir des tubes. Elle s’intéressait à la beauté immédiate de la couleur. Pour Simone Fattal, ses peintures « dégagent de l’énergie et procurent de l’énergie. Elles opèrent comme des talismans. »
Son projet non-réalisé de devenir architecte peut être rapproché de sa façon d’aborder la peinture comme quelque chose de construit. Adnan considérait la peinture comme s’adressant au monde extérieur et l’architecture, qui est inéluctablement déjà là et s’impose à nous. Comme elle le disait, « la première architecture pour un être humain est le ventre de sa mère. »
C’est sous une pluie battante, durant l’hiver 2012, qu’Etel Adnan, Simone Fattal, Koo Jeong A, et Hans-Ulrich Obrist ont trouvé refuge dans un café en Bretagne. Au cours de longues conversations, Adnan écrivait des poèmes sur un bloc-notes. Il est alors apparu évident à Obrist que l’on doit célébrer l’écriture manuscrite plutôt que de se lamenter de sa disparition. Depuis ce jour, il poste une fois par jour sur Instagram les notes manuscrites des personnes qu’il rencontre.
Après un premier chapitre en hommage à Édouard Glissant, le second chapitre de l’archive de Hans-Ulrich Obrist se penche sur la myriade de ses conversations avec Etel Adnan de 2009 jusqu’à ses derniers jours en 2021, offrant quinze heures d’entretiens inédits, retraçant leur relation à travers des centaines de documents publiés, de notes post-it, de correspondances manuscrites et de travaux. Leur relation était faite de respect mutuel et, surtout, d’une admiration sans réserve. Ils ont partagé d’innombrables projets ; elle était une habituée des séries d’entretiens intitulées Marathon, organisées chaque année par Obrist à la Serpentine, à Londres ; il a dédié deux grandes expositions à sa pratique et a contribué à la publication de multiples monographies sur son travail. Adnan est une figure essentielle pour LUMA à Arles, un projet que Hans-Ulrich Obrist accompagne depuis sa genèse. Maja Hoffmann, fondatrice de LUMA, se souvient : « Un jour, Etel m’a dit que ce que nous faisons, avec LUMA, consiste à créer un phare pour la Méditerranée. Si LUMA est le phare, alors Etel en est certainement le feu, le feu qui éclaire l’espace et montre des directions. »